de Jerzy Skolimowski
À partir du moment où l’on s’écarte de l’intériorité du désir (bien moins simple) et où l’on se contente d’observer « en toute innocence » les rapports divers des hommes entre eux, ce que le cinéma n’a jamais cessé de faire (longtemps et majoritairement fait par des hommes qu’il était), la question du désir pour le masculin apparaît, discrète et directe. Le cinéma est là pour re-marquer, insensiblement, ce genre de choses banales telles que le désir d’un homme pour un autre. Ce désir n’est banal qu' »en apparence », et ouvre évidemment des abîmes dès qu’on lance les filets de l’interprétation. Mais on n’est pas obligé de le faire, et il n’y a aucune raison de pousser chacun à tomber dans les abîmes.
S’ensuit que le fameux « queer » est simplement la distance instituée au creux de la représentation même, distance qui est le lot de tout homosexuel, et plus généralement celui de tout minoritaire écarté un temps de la gangue commune.
Le cinéma est justement l’art de la distance, des mesures sans cesse recalculées entre les êtres, des approches, du comparatif d’un réel face à un autre. Rabattre cette vision sur une simple reconnaissance identitaire, comme le faisait à la Art Butt Fair le petit cénacle réunit autour de la télévision, reste misérable : au sens des quelques deniers donné à la singularité de chaque personne pour lui permettre de vivre un jour ou deux. Cette déclaration de reconnaissance qui babille depuis la sphère intime, attise la complaisance et l’entre soi, reste une petite rassurance. Il vaudrait mieux se demander, par exemple, en quoi la vision d' »homosexuels » dans les films et à la tv n’est pas d’abord un recul, sur soi et les autres. Recul intime (qu’il soit de dégoût ou de désir, c’est la même chose) qui fait naître là aussi un abîme, et qu’il fait naître chez tous, indépendamment de tout tropisme de reconnaissance. C’est à dire qu’il ne « questionne » pas la norme, ne la « remet pas cause », ne la « détruit » pas, mais en figure les limites en montrant un peu d’ouvert, d’inconnu, de « jeu », de profondeur. Donc de connaissance.
En ce sens, Le Bateau phareest aussi étonnant dans la manière dont il approche le jeune garçon au visage plat et amorphe, qui ne parle pas, et son double secret, le corbeau noir qui parle et fait grincer son bec pointu (la plus belle scène du film : le couteau aiguisé par le cuisinier noir, qui répète en litanie « I love Nate » dans la bouche de communication, pour faire monter de la cuisine cet abruti d’Eugene et le tuer). Le fils n’est pas plus au père que le corbeau est au cuistot, mais tous deux sont « déplacés » sur le bateau. C’est ce « déplacement » qui les rend objets de désir, car compris dans une autre zone de mouvements et de possibilités d’action que les personnages « placés » par le récit.
Cela ne veut pas dire que les principaux personnages, les deux hommes du duel (S, intelligemment, ne les met que très peu en face à face et pas du tout en miroir), manquent d’intérêt. Leur zone d’ouvert à eux est le passé, engloutissement dont on ne saura qu’un minimum très inutile même à façonner un caractère.
Le Bateau phare est donc un film de places assiégées, comme tous les huis-clos, mais ces places sont bizarrement situées hors de l’espace. Étonnant comment S ne s’intéresse pas du tout à la topologie des lieux, à nous en faire faire le tour et nous les faire apprendre par cœur, à investiguer qui est en haut et en bas, à jouer de toutes les monades de l’espace réduit. Intéresse moins aussi les dialogues, la psychologie ou les récits possibles, mais ce qui tient ou lâche, de posture physique ou de posture morale, avec comme corolaire l’aimantation des individus ensemble, dont l’énergie tient qu’ils sont impossibles à être ensemble et qu’il n’est pourtant pas concevable de se séparer. Les deux personnages principaux assurent chacun cette cohérence pour tous les personnages : le capitaine l’intégrité du bateau et de ses membres, le malfrat l’organisation des rapports humains par la force. Partition équilibrée qui est l’espace de la fiction, qui ne se maintient que de cet équilibre, en le trouant savamment de « percées » dans des zones inexpliquées, qui n’arriveront pourtant pas à trouer le présent. Seul l’implacable durée de la durée provoque de l’action, naturellement.
Cela tient (en haleine, la route, la ligne, etc) mais l’intérêt est celui du corps à corps, sa multiplicité d’approche, de recul, la précision du jeu et quelques qualités d’objets obtus (la glace au chocolat dans son grand bac, une paire de lunette cassées, une mine se balançant) dont la brève apparition en fait aussi, en quelque sorte, des personnages; puisqu’un personnage, ici, c’est une chose avec une zone d’imaginaire inconnu, qu’on peut appeler un passé.