John Stahl, 1947
tout commence par une pétrification. Gene Tierney regarde un homme, qui dans son orgueil d’écrivain (elle lit son livre), voudrait l’aborder, mais ne sait pas comment le faire. Elle le scrute longtemps (champs aller retour sur elle, qui n’a pas bougé, la fascination qu’elle exerce provient justement de ce stare, son immobilité cause de la notre), puis (blague qui deviendra tragédie) lui dit : pardon, vous ressemblez à mon père, et lui tord le nez.
Tout revient à la même place. Labyrinthe d’inquiétante étrangeté du mélodrame: on ressort par les mêmes portes (lui qui sort deux fois par une porte qui est aussi le même plan dans le premier ranch), on tourne en rond (dispersion des cendres, elle jette aussi l’urne), on passe d’un ranch à un autre et tout est pareil : des décorations surchargés, des « antichambres » et ces arrières plans vide, creusé, terrifiant de normalité. Elle est folle, monstrueuse, mais elle est au centre et donc elle est humaine, elle ressent quelque chose, elle sait ce qu’il se passe et que le récit ne peut pas dire. Elle sait que les trois femme qu’elle incarne avec sa fausse sœur et sa mère ne sont pas soluble dans les trois garçons d’en face, les deux frères d’un âge si dissemblable (ou est sa famille à lui ?) sur lequel le film laisse affleurer l’ombre d’une relation homosexuelle (encore plus que pédérastique), avec le vieux qui a construit la maison et s’est occupé du gosse, cette « famille d’homme » en miroir des familles de femmes. Elle a sur elle la sexualité, celle qui est infertile, qui est dissipation d’énergie, soumission et violence. Personnage qui ne tue que des enfants et se tue elle-même, enfant parmi les autres. Et pourtant, toujours du cul, comme sur le bateau : le garçon à la séduction équivoque, en petit short, qu’elle frictionne et chatouille (comme elle chatouille, pour lui faire dire la vérité, son mari : manière de toucher au corps, elle touche au corps et c’est là le péché dans le monde des images : elle est une matérialiste, mécréante et incrédule, accaparatrice, connaissant les symboles, malheureuse), qui la désire. F disait : elle est la plus belle et personne ne s’en aperçoit, sauf son premier mec, qu’elle a quitté. Et c’est vrai, en un sens. Ils sont tous statufiés, allongés ou assis, ou adviennent d’un bloc en contre champ, épaules carrées dans le 1.33, lissées par le Technicolor, sans expression. Comme si Hitchcock avait été un romantique.
Le lac, l’eau qui entoure tout ça, ces paysages coupés de tout. Ce film où les seuls gens qu’on voit sont dans le hall d’un énorme wagon, ou au fond d’une salle de procès. La société en retrait d’un château sadien, topos romantique noir (Malhombra). Comment faire du noir le plus noir avec des couleurs, comment faire émerger, dans le récit même et dans les émotion des personnages, des contre-jour qui soient aussi ceux de cette nuit des silhouettes qui viennent couper le cadre à l’avant-plan ?
Une femme qui se jette des escalier pour avorter, qui déteste son enfant, qu’elle n’a eu que pour l’autre, pour remplacer l’autre et sacrifier un peu à la loi des générations qu’elle répète et qu’elle brise, comme une défaillance dans la chaîne d’ADN. Transfamilliale. Pas de tragédie grecque (familiale), pas de religion (malgré le titre français), mais quelqu’un qui a un corps et qui en même temps, ne s’appartient pas. Répétition de tous les événements, qui passent à chaque fois d’un état à un autre : rêve et meurtre, idée et gestation, père et mari, ado mort et fils à naître, et, bien sûr, l’ironie fatale : d’une sœur à l’autre. Et c’est la fausse sœur, la fille adoptée « par la mère » qui est est plus vraie, moins « tarée » que la fille biologique. Celle qui s’occupe, justement, des jardins, la petite bécheuse avec de la terre sur le visage, tandis que l’autre scrute aux jumelles, écoute le téléphone et envoie des lettres, maîtrise les communications et va justement se sacrifier pour tuer. Drôle d’itinéraire que celui du suicide (La 5e victime), ou de la mort par abandon (Le Poison de Wilder)
La scène démente du procès, cette violence au forceps de l’aveu amoureux en tribunal (cauchemar kafkaiën), qui fait avouer l’autre femme que oui. Lui qui ne dira rien. D’ailleurs il écrit malgré tout des livres qui ont l’air assez nuls, assez faux. Seule la 4e de couv intéresse Gene, et elle a raison.
La petite sœur peinte en clown dans la chambre d’enfant. Ce jeu de transubstanciation entre homme et femme, mourant chacun de leur côté. Gene comme grand échangeur, machine célibataire.
Le scénario est celui-ci : les plus bizarres du début seront sauvés comme étant, finalement, possible de normalité. Et Gene, la plus vivante, sera sacrifiée par elle-même, pour donner justification et mérite à tous ceux qui l’entourent et sont, au fond, des personnages secondaires. C’est là la modernité du film, modernité féministe. Pas seulement à cause de l’avortement ni de la liberté du personnage, ni parce que le film expose dès la scène du train le retournement parfait du regard (qui regarde, qui a le droit de regarder qui, qui « propose » le mariage de lui ou d’elle ? Il n’avouera pas, au procès, que c’est elle – et sera forcé de reconnaître qu’elle est cause de toute chose, qu’elle est bel et bien au centre de tout) : la modernité est cette manière d’avancer vers un mystère, de laisser dans les ellipses et la concrétion du récit quelque chose qui n’est pas récupérable, qui n’est assignable à rien d’idéologique : tout est tellement terrifiant de répétition, a fortiori la fin, tout est toujours en double – sauf elle – mate, fermée et absente, lunaire tandis qu’il fait jour, duplice et victime du deux (quand elle cherche l’Un).
Le film est l’effet d’un Technicolor superbe, de sa ruse des genres (le western qui affleure au début, le mélodrame non loin), de ses décors magnifiques (naturels et intérieurs) qui sont toujours trop grande, où les personnages « flottent » comme dans des vêtements trop grands et de son faible nombre de plans, de gros plans.
Elle s’allonge et sa tête est prise au milieu d’un gros canapé à motifs floral.
Mutité du film, silences, manière de ne pas parler, et de regarder à mort. Pas de fascination, mais une aspiration du vide, en arrière.
Le cinéma classique holly : ne plus montrer qu’une chose, une seule petite chose, condenser tout vers la simple signalétique d’un plissement de paupière.