de Nicholas Ray
Ce qui frappe c’est déjà la construction narrative : le début chez les 4 flics, leurs vies de famille mélancoliques; la recherche des killer cops, filature et tout; la révélation de la violence de Robert Ryan; puis le départ vers un ailleurs qui est un ailleurs de neige; rencontre de la famille, du père à moustache; poursuite longue, à pieds, en voiture, à pieds jusqu’à la maison; rencontre de Lupino et recherche, nuit et la découverte du gamin au matin; poursuite sur la montagne, accident et ça continue, ça continue ! Elle devant cette mort, lui partant, puis revenant. — on ne sait jamais ce qui va arriver et le film met volontairement du temps à présenter ses personnages, cette opération semblant les condamner à une solitude irrémédiable (le thème est abordé). Côté volontaire de ne pas monter tout de suite leur visage, de leur laisser le temps d’apparaître, aussi bien narrativement (lui) que visuellement (elle).
Dès le début, ces plans vif et amples, cette lumière contrastée qui évoque Weegee, une manière d’attraper amplement les personnages, d’ellipser sans pour autant accélérer le récit (ellipse si moderne et vive de « laisser de côté le superflu », qui marquera Godard). Réalisme, un incroyable réalisme, dans l’angle de la caméra, dans les corps des acteurs (au début, le vieux concierge de l’hôtel, son pull serré sur son corps maigre; la fille du bar, trop jeune et un tout petit peu mal fagotée; la maîtresse du mafieux, toute petite) plus que quand les lieux. C’est surtout une certaine durée, la manière don Ray donne de la durée à des choses qui ne seront jamais dans un film hollywoodien « classique ». Par exemple Robert Ryan qui, au debut, met son reste de repas à la poubelle, poussant la nourriture avec ses couverts et posant son assiette dans l’évier. Un naturel à mille lieux de la convention, tout simplement parce que Ray s’attarde et donne de la visibilité à des hésitations, des moments de solitude qui sont en général absouts des films classiques.
Ce sont les gestes qui sont les les plus beaux dans ces films. L’interprétation d’Ida Lupino est sans doute admirable, mais elle ne suffit pas: il faut cette fragilité du cadre et de la durée, l’absence de contre-champ, le contraste entre la neige et l’aveuglement pour que cette interprétation d’aveugle « marche », pour qu’elle ne dépende plus, justement, d’un « jeu » plus ou moins convaincant, mais qu’elle soit déplacée sur le terrain de la prise à témoin. Les choses prennent du poids chez Ray, il y a une pesanteur qui s’est déposée comme une mince pellicule sur les gestes des personnages et leur avancée dans l’espace. Face à cela, la convention hollywoodienne (à la Walsh, par exemple) qui « coule » sans accrocher (ce n’est pas une critique) est quelque chose comme une abstraction totalement séparée de nous et en même temps peut-être plus proche : proche par facilité à suivre tout ce qu’elle raconte (bien que Ray ne soit pas difficile à suivre), proche parce que la complicité se fait avec le système hollywoodien lui-même, système dans la réalité (proximité avec les acteurs en tant que travailleurs dans un rôle, figures familiales et fantastiquement intimes) et système idéologique auquel il est aisé d’adhérer.
Quand on voit un film de Walsh, comme Intrigues en orient, on sympathise avec le film car il n’a pas de réalité mais qu’il est un jeu avec des cartes que l’on connaît mais dont on admire la disposition. Le film de Ray a une gravité qui engage notre rapport ailleurs, vers autre chose. Qui n’est pas l’intrigue, les personnages ou même un climat social, mais un truc de tripes, un dedans du corps. On ne dirait pas que Ray s’intéresse particulièrement
Les gestes sont inoubliables : comment le père vengeur tient le gamin mort le bras entre les jambes; comment Lupino avance dans des plans moyen sans contrechamp; la manière dont le livreur de journaux-indic vient à raconter son histoire à la portière. Il y a un « temps » pour qu’advienne les choses, une seconde ou deux, qui sont dans les gestes ou une certaine absence de dialogue pendant une seconde qui laisse de la place au regard.
Le retour à la fin vers la ville et ses lumières.
Les objets pour guider l’aveugle, choisis pour être beaux à toucher.
La manière dont quand elle apporte le thé, elle met du temps à le faire, et lui dit après qu’il doit connaître des aveugles parce qu’il ne l’aide pas et n’a pas pitié d’elle.
Les raisons inconnues pour lesquelles il n’aime pas être dragué par les filles qui ne cessent de lui faire du gringue.
Cette quête dans la neige qui ressemble à du Moby Dick.