de Benjamin Christensen (1922)
J’aime beaucoup la ligne brisée, de plus en plus floue suivie par le film, qui démarre sur une chronique historique érudite, et qui devient peu à peu de plus en plus bizarre, fascinante, violente, et qui s’achève dans la violence sociale.
Le rythme de cartons, les « à suivre » qui rythme le récit introduisent des suspensions, de levées de reprise de souffle qui permettent à peine de reprendre ses esprits avant de replonger dans la fascination. Celle-ci est le vrai sujet d’Häxan, véritable manifeste envers la fascination envers de ce qui demeure incompréhensible et doit être respecté pour tel: misère et troubles de l’inexpliqué qui est aussi un inexplicite.
Le film interroge cette question de l’explicite avec un objet banal de prime abord, un stylet, léger et mobile, qui marque sur les gravures et les reproductions des livres ce qu’on doit voir, ce sur quoi on doit faire attention. Ce stylet est finalement un mini-poignard, acéré et subtil, qui devient plus un outil de « découpe » et d’insistance du réel tandis que film déploie sa preuve par l’absurde cruauté que les signes ne sont jamais la vérité, mais toujours une fiction qui émerge. Tu veux voir, eh bien vois cela ». Film excessivement réflexif, en vérité, sur les pouvoirs de la vision intérieure, et qui pourtant va tenter (avec succès) de la faire émerger. Exemple: la torture : comment la figurer ? simplement en la décrivant et en montrant les outils. Même le petit rire sinistre de la fin (« mon actrice a avoué tout ce que je voulaisXX ») n’appuie que plus le grand écart entre l’objet (la preuve) et l’imagination. On est pas chez Lang où la preuve s’enchaîne dans une langue-logique qui est la relation modale. Point de ça ici : les objets convoqués (des livres aux instruments de torture, des recettes de cuisine à leur macabres et dégoûtants ingrédients) ne sont que des relais, tout aussi incompréhensibles (comment comprendre la douleur physique ?), vers l’imaginaire, voire vers les zones mystérieuses tactile (cf la scène sur « l’insensibilité » de l’hystérique et des femmes accusées de sorcelleries). Est-ce que l’image me fait mal ? comment m’affecte-t-elle ? Le film de Christensen est un laboratoire du spectateur, de ses affects. Il plaide sa cause, et la gagne, mais il la gagne moins par logique ou détermination scientifique (historique) qu’en jouant sur l’affect éprouvé envers une « zone » de la société humaine peu « visible » à l’écran : les vieilles femmes, laides, sales, folles, abandonnées de tous, avec une faim de vie désespérée, et les jeunes femmes, soumises à leurs familles et aux institutions (au A.I.E, comme dirait Althusser), manipulées par les hommes de pouvoir, dépassée par ce qui les dépassent et qu’elles ne comprennent pas elle-même.
Regard tout extérieur de Christensen, qui ne prétend pas se mettre « à leur place », ni y mettre le spectateur : la sorcière est bien l’autre, mais c’est précisément la place du regard sur cet autre, l’éducation du regard [id. est]: c’est de ça qu’il s’agit. Nous apprendre à ne plus lire, mais regarder, c’est-à-dire en faite sentir.
Au creux de la leçon sémiologique, il y a une secrète gaïté, paillarde, carnavalesque, aux figures sales comme le burlesque, qui fait avec les même matériaux cradingues, poisseux. dans cette « leçon » à l’ambition folle. il y a la part propre du film et la part sale, la part du commentaire qui dit « je », dans son époque, celle qui tutoie avec empathie les femmes (petite femme, pauvre femme) auxquelles il s’adresse, et la part sale, jouisseuse et rigolarde, qui exhibe des corps monstrueux ou comiques (les animaux, dont Christensen sait très bien qu’ils sont « ridicule » aujourd’hui, qu’on y croit plus), qui fait de l’hubris et du l’interprétation, du corps, une puissance vive, qui « sort » de son rôle, excède sa fonction descriptive et fascine (Christensen faisait tant répéter ses acteurs sans tourner qu’ils finissaient par jouer dans dans un état étrange et quasi-possédé, cqfd). Le Moyen Age comme si on y était, on s’y plongeait. Pas seulement parce que le gros trait de la lumière en ombres du film (XXXnom du chef op) évoque les gravures ou que BC consciemment les reproduit (voir le Sabat avec la femme qui s’enduit d’onguent à l’arrière plan, et notre « entrée » dans ce tableau). Mais plutôt parce qu’il y inscrit une énergie puissante, lourde et très précise qui rend ses corps, dans leur habits pesants comme des papiers de clochard, une forme de réalité.
Craquer des allumettes
Le fait de prendre la même actrice pour jouer tout ces rôles, et de le dire, est tout sauf neutre.
Le passage sidérant de la douche au bucher à la toute fin; et le merveilleux sur les sorcières qui volent dans la femme aviatrice.
Le muet est évidemment un rapport au spectateur qui est celui du déchiffrement. Ce n’est pas un hasard si ce film se fait aussi au moment de 1922, c’est-à-dire au moment où la pantomime et l’exagération des gestes est de plus en plus abandonnée au profit d’une lecture fine, orientée par les cartons (qui ici sont aussi nombreux)
belles choses aussi du « passage » d’une chose à une autre, qu’est ce que c’est que de raconter une histoire.