de Werner Schroeter
Intrigue lâche, surface provocante de quelques signifiants complaisamment hypostasié, avec des références un peu cachées (la bande son de Carmen Jones, par exemple), et sans doute pas mal que je ne peux pas comprendre, il faudrait être « du contexte », c’est-à-dire allemand ou connaisseur de cette culture-là.
Allemagne : la veine Lang, la veine Sirk. Il y en a-t-il d’autres ?
Schroeter contre les choucrouteries, les patisseries viennoises (la scène dans la pâtisserie, avec lui-même), tout contre, la joue écrasée contre le gros gâteau rose, les doigts tenant délicatement un tortillon de chocolat : aimer cette graisse baroque là, cette lourdeur noire ou lourdeur blanche : le kitsch. Et en même temps, face à cette massivité, un matérialisme, toujours le même: celui qui fait de la « mise en scène » (voilà la vraie définition du matérialisme : il y a une scène, il y a un espace), qui étire les gestes, les ralentis, les expose en décalant la bande son, les amène à un fading. La mort n’est pas le « coupé », elle est bien « au travail », décomposition morbide des gestes, difficulté à parler, fleurs fanées ou passées en arrière fond, rouge très rouge, dents cariées, maquillages qui pourraient être des traces de coups, fourrure de lapin ou de renard mitée comme de la viande morte qui pend, robes élimées, semi-haillons ou scintillantes comme des peaux de serpent froides, palpitations comme si c’était la dernière fois, arrivée sur scène comme si c’était la dernière fois.
Et le tout avec humour, énergie vorace, sans laisser-aller. La non-maîtrise, la drogue (« nous fumâmes de la marijuana »), la demi-folie, le travelotage : du je m’en-foutisme et du à-vau-l’eau mais une tenue absolue, on ne lâche pas la scène, on ne lâche pas le mouvement, on reste saisie jusqu’au bout : stase (Stasi de la stase !).
Schroeter est un obsessionnel : les gestes sont répétés mille fois, comme s’il s’agissait de s’approche, de coudre ensemble les motifs d’un pathos gestuel général (comme dirait Olivier Cheval, voir à ce sujet son livre pas lu – la recension de GB sur Débordements me dit qu’il s’agit bien de ça, et en même temps Schroeter est presque à l’opposé de « son » cinéma : figé dans l’imagerie). Il y a de la répétition intentionnelle chez Schroeter, mais jamais de l’imagerie : plutôt l’idée d’une « répétition générale » qui n’aurait de presque que de décoter le décorum, lui faire prendre la poussière, transformer un appartement de 1970 en tout décor possible, un corps en tout souvenir possible. Il y a du baltique là dedans.
Étrange comme Schroeter et Fassbinder visent des choses différentes, un cinéma différent, en partant tout deux de Sirk et de Hollywood. Fassbinder construit ses tableautins avec une autorité folle, en effaçant tout autour, en allant à l’essentiel, en brouillant les pistes quand il n’y arrive pas. Il veut « saisir », figer ses personnages et ses actions dans un « glacis » à moitié brechtien (distance de tous à tout), à moitié freudien (scène « primitive », grammaire de base du cinéma) . La « composition », chez lui, c’est le cadre et ses doubles fonds. Schroeter construit sa scène avec deux francs six sous, quelques gros signifiants barthésiens (le élimé, le lourd, le miteux), et la filme à l’inspiration mais avec art, en zoomant directement sur ce qui l’intéresse, ce qui doit arriver dans un moment musical où le corps et les éléments du décorum fusionnent sur la trame de lignes de beau-bizarres et son-musique-gestes a-synchrones-synchrone, dans l’écart mince d’un à peu près qui n’est ni gracile, ni tremblant, ni miraculeux, ni même involontaire (je pense à Guy Gilles), mais à la fois peu soigneux, sans chichi et terriblement sincère.
Pour un cinéma de l’affection, Schroeter n’est pas mièvre ou affecté. Il est dans un sublime du déchet : les papiers gras qui trainent par terre pendant qu’une femme qui boite est soutenue par une autre vers la fin : au fond, dans la lumière bleue du panorama entrevu a travers les arches, des passants de 1970 marchent à leur vitesse, c’est-à-dire beaucoup trop vite, et sont condamné à n’être pas vus, car la scène au premier plan, lente et laborieuse, possède la vraie durée, celle du temps éternel du cinéma. Le déchet est ce troisième sens, cette accumulation sans décharge.
Les gestes n’ont pas du pathos pictural. Je n’ai pas lu Cheval mais je soupçonne que ce que je crois soit le contraire de ce qu’il pense lui. Le pathos schroterien est une puissance d’incarnation: il est l’écho réel des gestes mimés de Schroeter écoutant la Callas et rêvant à ses petites filles délurées et sournoises. Il recueille l’empreinte de ces gestes, et il les transmets au spectateur : le cinéma est un moule pour une chorégraphie à retransmettre. S’il y a un écho aux théories de Schefer, elles se trouvent là, dans ces gestes si simples et impossibles à reproduire. Quelques figures simples, un vocabulaire : tomber, se relever, presser une fleur contre soi, lever la jambe ou hurler, chanter en faisant rayonner sa joie, avoir un animal.
Schroeter cherche et recueille ces gestes, d’où que son propos politique soit loin, très loin de tout ça, à la lisière et comme convoqué en dernière instance (mais non sans importance, dans cette « limite ») comme ce qui pourrait prolonger encore un peu, dans une autre dimension, ces gestes inauguraux dont on suit la trace et les possibles ramifications dans la culture. Syberberg n’est pas loin, lui va tenter de dénazifier Wagner. Au fond, Schroeter s’en fout, il mélange tout, brasse ce qu’il aime et essaie de nous dire quoi, comment, en emmenant avec lui quelques films dans son délire.
À quoi peuvent nous servir ces gestes ? à les reproduire. À quoi sert cette musique décalée ? à insister les gestes, à s’insuffler dans notre tête. Rengaine, vieilles rengaines.